Dans la mesure où un surplus d’apports énergétiques alimentaire est à l’origine d’un excès de masse grasse pouvant altérer l’homéostasie de nos organismes, se pose la question de savoir comment le conditionnement de l’acte alimentaire peut tendre à de telles dérégulations.
La réponse repose alors sur le développement de nos préférences alimentaires. Qu’elles soient innées ou acquises, celles-ci surpassent en effet très largement le cadre de l’assouvissement de besoins énergétiques.
L’acte alimentaire est conditionné par le système nerveux central, qui ne s’imprègne pas uniquement des seules valeurs nutritionnelles des aliments. Sa physiologie correspond plutôt à un réel processus d’intégration sensoriel, émotionnel et cognitif, aux regards de souvenirs passés, de conditions de vie, de sens que la nourriture stimule, et de besoins métaboliques.
Ce faisant, de nombreuses structures corticales et sous corticales concourent au déclenchement de l’acte alimentaire : 1) l’hypothalamus, intégrateur chronobiologique d’informations métaboliques véhiculées par des afférences nerveuses et hormonales provenant du tractus gastro-intestinal ; 2) les cortex insulaire et orbitofrontal, impliqués dans la mémorisation de l’expérience vécue avec la nourriture ; 3) le système méso-limbique conditionnant les comportements de renforcement motivationnel, et dont le dialogue entre les structures corticales et sous corticales est sous l’influence du circuit dopaminergique, lui-même potentialisé par les systèmes opioïdes et cannabinoïdes endogènes.
L’évocation de ces processus neurophysiologiques ouvre sur les potentielles interactions entre un état émotionnel d’une part, et la cognition façonnée par un environnement social, économique et culturel d’autre part. L’addiction au sucre et le souvenir agréable de moments passés qu’on peut lui associer, en serait un exemple ; tout comme l’appétence visuelle que la présentation d’un plat peut susciter, et qui conduira à son ingestion en dépit d’un profond ressenti de rassasiement. Peut également être cité l’exemple d’un aliment que l’on désire mais que l’on s’interdit parce que l’étiquette de l’emballage rapporte une analyse nutritionnelle non conforme à une bonne santé. David Servan Schreiber évoque dans l’un de ses ouvrages, que ces déséquilibres entre d’une part, des émotions émanant du cerveau limbique, et d’autre part les connaissances et règles sociales apprises et conditionnées par les structures corticales, sont l’objet de nombreux troubles du comportement [1], [2]. Peuvent ainsi être évoquées : une compulsion, fruit d’une émotion que la « raison » ne peut contenir ; ou encore une restriction, rémanence d’un contrôle exacerbé de la cognition sur des besoins émotionnels.
De ce dialogue permanent entre ces différents processus neurophysiologiques émerge nos préférences alimentaires que Hawkes et coll. (2015) décrivent d’une manière générale comme « ce que je veux manger, en telle quantité, et à telle fréquence » [3]. Se révèle ainsi clairement que nous ne mangeons pas uniquement par faim, mais que nous le faisons également en raison de l’émergence de certaines émotions comme la peur, la joie, la colère, ou encore la tristesse.
En conséquence, réduire l’obésité à une « mal-bouffe » en faisant référence à la qualité des aliments, ne répond pas à de nombreux cas d’obésités ; et la revue de littérature établie par Blundell coll. (2010) sur le contrôle de l’appétit va dans ce sens, bouleversant de nombreuses convictions invoquant la nécessité de diversifier notre alimentation pour in fine, en réguler les quantités. Les auteurs rapportent en effet de nombreux résultats d’études divergents, réfutant la possibilité de systématiser un quelconque bénéfice à démultiplier les expériences sensorielles : plus de diversité, plus de goût, plus de « naturel », ne s’associe pas nécessairement à une meilleure régulation des prises alimentaires.
Si la satiété peut se définir selon les auteurs, comme un processus qui mène à l’inhibition de futures prises alimentaires, à la diminution de la faim, à l’augmentation de la plénitude après un repas ; elle reste une donnée expérimentale sans réalité métabolique dans la mesure où elle reste relative au rapport qu’entretien une personne avec son alimentation.
L’attrait que l’on peut exprimer pour un aliment en comparaison à un autre, s’objective expérimentalement, par l’indice de satiété sensorielle spécifique (SSS). La SSS se définit alors comme la diminution de l’agrément (ou du désir), éprouvé pour un aliment qui vient d’être consommé, sans affecter le désir que l’on porte pour d’autres aliments encore non consommés. C’est cette sensation qui conduit à diversifier naturellement notre alimentation au cours d’un repas. Cela correspond finalement au fractionnement du rassasiement à travers les différents plats qui composent un menu, et qui peut en ce sens, amener à manger au-delà des besoins énergétiques [4].
Les propriétés sensorielles qui caractérisent la SSS d’un aliment se déclinent selon l’odeur, le goût, la texture, et l’apparence visuelle. Selon ces propriétés, les aliments riches en protéines, riches en glucides ou riches en lipides se distinguent ainsi très largement les uns des autres. Les récents travaux de Meillon et coll. (2013) [5], montrent alors que lorsque la SSS d’un aliment est atteinte, celle-ci n’impacte pas les quantités des autres aliments ingérés. Les auteurs mettent ainsi en exergue l’incohérence et l’inconsistance qu’il y a à élaborer des « stratégies compensatrices » vouées à substituer délibérément la consommation d’un groupe d’aliments au détriment d’un autre. Les régimes hyper-protéinés, hyper-glucidiques et hyper-lipidiques ont cette finalité ; et ces derniers travaux scientifiques apportent ici la preuve, dans le domaine sensoriel alimentaire, de leurs incohérences.
L’évocation des mécanismes neurophysiologiques stimulant la prise alimentaire exprime une forme d’indissociabilité entre l’émergence de réactions émotionnelles et les réponses neurosensorielles induites par les saveurs sucrées, salées, aigres, amer et l’umami. Blundell et coll. (2010) donnent un sens à cette intrication en considérant alors le comportement alimentaire comme un apprentissage, fruit d’interactions permanentes entre des processus métaboliques, des processus sensoriels, et ce qu’ils définissent comme le conditionnement et les connaissances [6].
Le déluge d’informations discriminantes sur l’alimentation provenant de la télévision, des magazines, des journaux, du milieu médical et de l’environnement familial et amical, peut dès lors susciter de profonds sentiments négatifs comme la peur, la culpabilité…., qui conduisent le patient à manifester un profond rejet envers les recommandations nutritionnelles, au point d’en exprimer un dégoût sensoriel à l’égard de certains aliments.
En conséquence, l’apprentissage, qu’il soit inné, acquis, implicite ou explicite, constitue un vecteur de prise en charge essentiel pour une personne souffrant d’obésité, et justifie de nombreuses formes de démarches éducatives.
Bien qu’il soit admis qu’un faible niveau de revenu tend à orienter le consommateur sur des aliments à forte densité énergétique [3], [7], il convient d’autre part d’invoquer le manque de temps, de moyens matériels, de connaissances, ou encore d’apprentissage culinaire comme barrière à l’accès à une « alimentation santé » [7]. La prévalence de l’obésité en lien avec le niveau d’instruction des populations, nous permet alors de préjuger de l’intérêt d’inculquer certaines connaissances hygiéno-diététiques dans un environnement ou l’accessibilité de la nourriture ne fait que croitre [8]. Bleich et Rutkow (2013) montrent ainsi que la communication de données énergétiques sur le métabolisme cellulaire ainsi que sur des aliments ou des menus, peut induire des changements significatifs sur le comportement et les habitudes alimentaires [9]. Selon les auteurs, les résultats seraient d’autant plus intéressants que la démarche porterait sur des correspondances entre la valeur énergétique des aliments et le métabolisme de l’organisme selon l’âge, le genre, ou encore l’activité physique réalisée, qu’elle soit sportive ou non. Par leur analyse, Bleich et Rutkow (2013) insistent simplement sur l’unique pertinence qu’il y a à exploiter la notion de calorie lorsqu’elle est met en lumière les deux composantes de la balance énergétique.
Par cet exemple, l’éducation nutritionnelle ne s’entend pas simplement comme la mémorisation et l’application de consignes diététiques transversales et générales, mais plutôt comme la réappropriation pour chacun d’entre nous, de ce que représentent différents aliments et groupes d’aliments dans le champ de nos besoins. Il s’agit en d’autres termes, d’élaborer un avenir en cohérence avec des réalités neurophysiologiques et métaboliques, par une prise de conscience sans jugement d’un passé ayant façonné des besoins, des envies, et des habitudes alimentaires.
Dr Cyril GAUTHIER & Dr Ludovic ROCHETTE
Plus d’infos sur la nutrition, l’obésité, la chirurgie bariatrique et leur prise en charge
[1] D. Servan-Schreiber, guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, POCKET edition. Paris: POCKET, 2003.
[2] A. Damasio, Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain, Reprint edition. London: Penguin Books, 2005.
[3] C. Hawkes, T. G. Smith, J. Jewell, J. Wardle, R. A. Hammond, S. Friel, A. M. Thow, and J. Kain, “Smart food policies for obesity prevention,” The Lancet, vol. 385, no. 9985, pp. 2410–2421, Jun. 2015.
[4] B. J. Rolls, E. T. Rolls, E. A. Rowe, and K. Sweeney, “Sensory specific satiety in man.,” Physiol. Behav., vol. 27, no. 1, pp. 137–142, Jul. 1981.
[5] S. Meillon, A. Thomas, R. Havermans, L. Penicaud, and L. Brondel, “Sensory-specific satiety for a food is unaffected by the ad libitum intake of other foods during a meal. Is SSS subject to dishabituation?,” Appetite, vol. 63, pp. 112–118, Apr. 2013.
[6] J. Blundell, C. de Graaf, T. Hulshof, S. Jebb, B. Livingstone, A. Lluch, D. Mela, S. Salah, E. Schuring, H. van der Knaap, and M. Westerterp, “Appetite control: methodological aspects of the evaluation of foods.,” Obes. Rev. Off. J. Int. Assoc. Study Obes., vol. 11, no. 3, pp. 251–270, Mar. 2010.
[7] S. Hercberg, “Propositions pour un nouvel élan de la politique nutritionnelle française de santé publique,” 2013.
[8] T. Lobstein, R. Jackson-Leach, M. L. Moodie, K. D. Hall, S. L. Gortmaker, B. A. Swinburn, W. P. T. James, Y. Wang, and K. McPherson, “Child and adolescent obesity: part of a bigger picture,” The Lancet, vol. 385, no. 9986, pp. 2510–2520, Jun. 2015.
[9] S. N. Bleich and L. Rutkow, “Improving obesity prevention at the local level–emerging opportunities.,” N. Engl. J. Med., vol. 368, no. 19, pp. 1761–1763, May 2013.